lundi 11 juin 2012

Portrait de savants fous : le Capitaine Nemo

De l’importance de George Sand, de la plage du Crotoy et de la censure dans l’apparition d’un savant fou.
Les savants fous, réels ou de papier, ont en commun de mettre leurs facultés au service d’un dessein échappant complètement à la fonction habituellement assignée à la science. Ils emploient généralement leurs extraordinaires découvertes à remédier à la folie ou à la faiblesse des hommes, se passant volontiers de leur accord, décidés qu’ils sont à façonner le monde selon leur propre volonté.
Tous sont, à bien des égards, proprement terrifiants. Excentriques Prométhée plus ou moins bien intentionnés, vrais génies ou imposteurs de talent, ils nourrissent notre imaginaire et nos rêves de dépassement, rappelant cependant par leurs destinées fatales qu’il n’est pas sans danger de s’écarter des sentiers couramment battus.
Ouvrant une série de courts portraits de savants fous, la figure ambiguë du Capitaine Nemo.
Répertorié par Daniel H. Wilson et Anna C. Long dans leur instructif et savoureux Panthéon des savants fous (Calmann-Lévy, 2010), le capitaine Nemo est loin de se réduire au rigoureux diagnostic que les auteurs ont mené selon les méthodes éprouvées de la psychologie clinique.
Ce personnage énigmatique serait resté dans le plus grand anonymat (nemo, allusion à la réponse donnée par Ulysse au Cyclope) et dans l’ignorance même des nations, s’il n’avait transgressé sa propre règle en se portant au secours de naufragés. Parcourant en leur compagnie les fonds sous-marins encore inconnus dans la deuxième moitié du 19e siècle, les menant même jusqu’aux vestiges de l’Atlantide, il ne leur dévoile qu’une partie de son mystère, portée en 1870 à la connaissance des lecteurs de Vingt mille lieues sous les mers (LGF, 2001- illustrations d’Alphonse de Neuville)
Il apparaît alors que ce n’est pas un monstre marin surgi des abysses qui vient éperonner les bâtiments de guerre parcourant les océans, mais un submersible tirant sa puissance de l’électricité ! La science mise en œuvre dans la conception du Nautilus est insoupçonnable pour les contemporains de Nemo, qui ne peuvent que recourir aux légendes anciennes pour expliquer ces attaques mortelles surgies des profondeurs.
L’intérieur rococo du Nautilus dépasse également toute mesure, prodige de technologie visant à l’autosuffisance, et merveilleux musée-bibliothèque riche des œuvres « des maîtres anciens et modernes et de ce que l’humanité a produit de plus beau dans l’histoire, la poésie, le roman et la science, depuis Homère jusqu’à Victor Hugo ».
Libre au fond des mers, entouré d’un équipage cosmopolite de proscrits parlant une langue qui leur est propre, Nemo dans sa solitude hautaine et vengeresse s’en prend violemment à la société humaine et terrestre qu’il abhorre. Flanqué d’un drapeau noir frappé d’un N, le Nautilus fond sur l’ennemi et file, mobilis in mobili.
Nemo précurseur de l’écologie ? Oui, dans la mesure où il met en avant la nécessité pour l’homme de bien connaître sa relation à l’environnement naturel, et la possibilité d’y trouver une place non destructrice. Mais il utilise pour cela, en les poussant jusqu’à leurs limites extrêmes, toutes les possibilités ouvertes par un Progrès qui triomphe en cette époque de Première révolution industrielle.
Nemo anarchiste ? Certains l’ont affirmé, se fiant aux propos mêmes du sombre capitaine : « je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé! J'ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprécier. Je n'obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi » Et de rappeler toute l’estime que  Jules Verne, son chroniqueur, portait au savant géographe et anarchiste Elisée Reclus. De son propre aveu Verne était pourtant un « conservateur républicain » préférant de loin la gestion sobre de la Cité aux débordements idéologiques de toute nature.
Il faut attendre 1874 et la parution de  L’Ile mystérieuse (LGF, 2002 - illustrations de Jules Ferat) pour en savoir davantage sur le sombre génie. Vieillissant et désormais sans équipage, malade, Nemo en dit un peu plus à d’autres naufragés, cette fois réchappés en ballon dirigeable des horreurs de la Guerre de Sécession.
D’abord formé dans les meilleurs universités européennes, ce jeune prince indien s’éprend de la culture occidentale et notamment des sciences qu’il maîtrise rapidement dans leur totalité. Destiné à gouverner l’Inde, il retourne dans son continent dévasté par la Révolte des Cipayes et la répression sanglante qui s’ensuit. Endeuillé par le meurtre de sa famille, il détourne le Nautilus de son usage initialement prévu. D’instrument inégalé d’observation et d’expérimentation, le sous-marin devient le glaive employé à punir les puissances impérialistes, la Grande-Bretagne particulièrement.
Peu avant de mourir il laisse paraître la déception et les regrets d’un humaniste trahi, rêvant d’une société humaine dont la rédemption passerait par la science.
Des doutes pourtant subsistent. C’est que l’on croyait déjà Nemo mort, à la fin de Vingt mille lieues sous les mers.
Pour Alan Moore et Kevin O’Neill il ne fait aucun doute que le ténébreux savant fou est toujours en vie. Et, cela surprend d’abord, Nemo se met au service de l’Angleterre victorienne dans la très steampunk Ligue des gentlemen extraordinaires (Editions USA, 2001)
Dans L’Autre voyage de Philéas Fogg suivi de Un subterfuge submersible, ou une preuve éclatante (Terre de Brume, 2004) Philip José Farmer pointe les incohérences contenues dans les deux grands romans, et les explique par l’ignorance où était Jules Verne de la véritable nature de Nemo. Agissant comme un leurre, les œuvres de Verne dissimuleraient un personnage encore plus extraordinaire se livrant à un combat d’une tout autre envergure.
Et, délaissant momentanément leur patiente exégèse du canon holmésien, quelques spécialistes du fameux détective affirment avoir trouvé des indices laissant à penser que le capitaine Nemo et le professeur Moriarty ne feraient qu’un.
Une dernière version enfin de l’origine de Nemo : en relation épistolaire avec Jules Verne, George Sand lui suggérait avec insistance de déplacer ses Voyages extraordinaires vers les fonds océans, encore inexplorés. C’est sur la plage du Crotoy où il aimait à résider que Jules Verne eut la vision du Nautilus, dont il construisit une maquette vite engloutie dans la Baie de Somme, et qui ne fut jamais retrouvée. Quant à Nemo, il fut d’abord imaginé comme un aristocrate polonais en lutte contre le tsar oppresseur des libertés.
Devant le refus de son éditeur Hetzel de s’aliéner les sympathies de la cour impériale et peut-être aussi l’énorme marché des lecteurs russes, Jules Verne eut une autre idée… à lire la biographie de Jean-Paul Dekiss, Jules Verne le poète de la science, Timée-Editions, 2005.

Jean Vanderhaegen (Bibliothèque municipale de Lille)

(Prochain portrait de savant fou : Monsieur Ming)


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire